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UN PEU DE SCIENCE(S) ?
par ZOLTAN
Ayant fait des études de mathématiques, et un peu de physique, je me propose de
vous faire partager mes connaissances sur ces sciences dites « dures » qui hélas
rebutent à première vue car considérées comme trop ardues et/ou trop abstraites.
Il ne s'agira pas de faire un cours. Bien sûr comme je sais que ces sciences font
peur, j'essaierai d'être le plus pédagogue possible. En espérant que mes textes
vous plairont, et surtout vous apprendront quelque chose, tout en vous réconciliant
avec les sciences.
Dans ce numéro, je commencerai par un casse-tête qui a résisté aux plus grands
penseurs de l'histoire : les paradoxes de Zénon.
LES PARADOXES DE ZÉNON
Zénon d’Élée (né vers 490 et mort vers 430 av. J.-C.) est un philosophe grec
présocratique de l'Antiquité faisant partie de l'école éléate, une école
philosophique fondée à Élée (ancienne cité grecque située dans
l'actuelle Italie) par Parménide et Xénophane. Selon Diogène Laërce,
Aristote ferait de Zénon l'inventeur de la dialectique, méthode de
raisonnement consistant à établir la vérité en défendant successivement
des thèses opposées. La vie de Zénon est mal connue et ses écrits se sont perdus.
Mais on sait que pour défendre les idées de son maître Parménide, Zénon propose
une série de huit paradoxes, présentés et commentés dans la Physique d'Aristote
et l’oeuvre de Simplicius. Plusieurs de ces paradoxes ont traversé le temps et sont
fondamentalement équivalents l'un à l'autre.
Loin d'être anodins, ils soulèvent des questions profondes sur le mouvement,
l'espace et le temps. Véritables casse-têtes pour les philosophes antiques et
médiévaux, ils ont fini par trouver une solution satisfaisante au XVIIème siècle avec
le développement en mathématiques de résultats sur les suites infinies et de
l'analyse. Mais ces solutions mathématiques n'épuisent qu'à peine leur portée à la
fois philosophique et scientifique. Examinons en quoi.
Commençons par les énumérer : pluralité des grandeurs, pluralité numérique,
Achille et la tortue, boisseau, pluralité de lieux, dichotomie, flèche en vol, stade
(rangées en mouvement), grains de mil (rapporté par Simplicius).
Nous nous attarderons dans cet article sur trois de ces paradoxes : la dichotomie,
Achille et la tortue, et enfin le paradoxe de la flèche.

Paradoxe de la dichotomie.
Le premier paradoxe que nous
étudierons est appelé paradoxe de la dichotomie.
Si je suis au point A (à droite sur la figure) et que je doive aller jusqu'au
point B (à gauche), je dois d'abord parcourir la moitié du chemin qui va
de A à B. Puis je devrai parcourir ensuite la moitié du chemin qui va
du milieu de [AB] vers B, puis la moitié du chemin restant, et ainsi
de suite. Conclusion : je n'atteindrai jamais le point B ! Puisque toute distance est
divisible en moitiés, et ce, à l'infini, et puisqu'il est impossible de parcourir un
nombre infini de positions en un temps fini, le mouvement n'existe donc pas.

Supposons que la longueur AB vaut 1 mètre (voir figure). Je dois d'abord parcourir
la moitié du parcours, soit 1/2. Puis 1/4. Puis 1/8. Et ainsi de suite jusqu'à l'infini. En
tout j'aurai parcouru L=1/2+1/4+1/8+....
L'analyse est la branche des mathématiques qui traite du calcul infinitésimal, ainsi
que des suites infinies. Certaines sommes infinies de nombres positifs peuvent,
sous certaines conditions, avoir une somme finie, on dit que ces séries sont
convergentes. Ainsi, si je fais la somme L=1/2+1/4+1/8+...., la somme tend vers un
nombre fini, ici égal à 1. En effet en soustrayant 1 on trouve que L=
(1+1/2+1/4+1/8+...) -1. La suite infinie 1, 1/2, 1/4, 1/8, …, est telle que chaque
terme est égal au précédent multiplié toujours par 1/2. On dit que c'est une suite
géométrique de raison 1/2. Si on note 2^n la puissance n-ième de 2, c'est-à-dire 2 x
2 x 2 x etc (n fois), on remarque en développant que (1+1/2+1/4+1/8+...+1/2^n)(1-
1/2)=(1-1/2)+(1/2-1/4)+...+(1/2^n-1/2^(n+1))=1-1/2^(n+1). Les termes se simplifient
deux à deux à l'exception des deux termes des extrémités. On dit que c'est une
somme télescopique.
Donc 1+1/2+1/4+1/8+... tend vers 1/(1-1/2)=1/(1/2)=2. La somme cherchée est
L=1/2+1/4+1/8+...=(1+1/2+1/4+1/8+...+...) -1=2-1=1. Donc j'atteindrai le mur en B
(puisque j'aurai parcouru le mètre qui me sépare du mur).
Remarque : De la même manière que la somme d'une série géométrique de raison
1/2 et de premier terme égal à 1, vaut 1/(1-1/2) (=2), on peut démontrer par un
raisonnement tout à fait analogue que la somme d'une série géométrique de raison
q et de premier terme égal à x, vaut x/(1-q), à condition bien entendu que q soit
compris entre -1 et 1 strictement (pour que la série soit convergente). Ceci s'écrit
donc x+xq+xq²+xq³+...+xq^n+...=x/(1-q).
Paradoxe d'Achille et de la tortue
Cette fois, Achille, le héros grec, fait une course avec une tortue, moins rapide que lui. Ils doivent atteindre un mur B. Achille, grand prince, laisse 100 mètres d'avance à sa
concurrente. D'abord, Achille doit atteindre le point de départ de la
tortue. C'est-à-dire parcourir les 100mètres qui les séparent au début.
Mais pendant qu'Achille parcourt ces 100 mètres, la tortue a atteint un autre point C plus proche du mur. Achille doit alors atteindre ce point C. Mais encore entre-temps celle-ci a atteint un autre point D, encore plus proche du mur que C. Et ainsi de suite. Conclusion : Achille ne rattrapera jamais la tortue !

Ce paradoxe du mouvement a stimulé les réflexions des mathématiciens : Galilée,
Cauchy, Carroll, Russell, etc. Pour Bergson : « Les philosophes l'ont réfuté de bien
des manières et si différentes que chacune de ces réfutations enlève aux autres le
droit de se croire définitive ».
Mathématiquement il existe deux manières de résoudre le problème.
L'approche par les séries infinies conduit au calcul de la somme d'une série
géométrique, qui est convergente si sa raison est strictement comprise entre -1 et 1
(cf plus haut avec une raison égale à 1/2). Ce qui est le cas (on montre qu'elle vaut
v/u où v est la vitesse de la tortue et u celle d'Achille).
Pour les lecteurs intéressés, voici le détail du calcul :
Étape 0 : Achille doit d'abord parcourir la distance x0=100. Pour ce faire, il met un
temps t0=100/u (rappelons que u désigne la vitesse d'Achille)
La tortue, pendant ce temps t0, a parcouru la distance x1=vt0 (v désigne la vitesse
de la tortue)
Étape 1 : Achille doit parcourir la distance x1=100v/u. Il met un temps t1=x1/u
Plus généralement, à l'étape n, Achille doit parcourir la distance xn (ce n'est pas le
produit x fois n, mais x indicé par n), il met pour ce faire le temps t(n+1)=xn/u.
Pendant ce temps, la tortue a parcouru la distance x(n+1)=vt(n+1)=(v/u)xn
A l'étape n+1, Achille doit parcourir x(n+1) (x indicé par n+1). Au total il devra donc
parcourir x0+x1+x2+...+xn+x(n+1)+... (la somme, si elle existe, de la série de terme
général xn).
La suite (xn) est une suite géométrique de raison v/u, de premier terme x0=100.
v/u est inférieur à 1 car la tortue va moins vite qu'Achille (v<u)
Donc cette série converge et la somme de cette série est x0/(1-v/u)=100/(1-
v/u)=100u/(u-v) (voir dichotomie plus haut, avec v/u à la place de 1/2), distance
parcourue par Achille au point de rencontre.
L'autre approche, plus directe et qui évite les infinis, est la résolution d'une simple
équation du premier degré, ce qu'on sait très bien faire.
Pour ceux que ça intéresse, voici la méthode :
Fixons pour origine le point de départ d'Achille, u sa vitesse, et v celle de la tortue.
La position d'Achille à l'instant t est naturellement x=ut, et celle de la tortue est
y=100+vt
Soit T l'instant de leur rencontre : alors x=y devient uT=100+vT
Soit encore uT-vT=100
On met T en facteur dans le membre de gauche :
(u-v)T=100
Donc T=100/(u-v)
La distance parcourue par Achille à leur rencontre est donc x=100u/(u-v)
On retrouve le résultat trouvé précédemment par l'approche en termes de série.
Ces deux méthodes permettent de dire qu'Achille rattrapera effectivement la tortue,
à quel moment, et quand il la dépassera. L'analyse moderne a donc résolu ce
paradoxe, dont il semble que Zénon lui-même pensait que c'était un argument
fautif.
Ce paradoxe révèle une volonté de montrer que l'infiniment petit n'existe pas, ce
que pensait aussi Démocrite, l'inventeur de la notion d'atome. Pour ce dernier, ainsi
que pour Leucippe, le mouvement ne pouvait pas être décomposé à l'infini.
La physique quantique va également dans ce sens car avec elle il devient
impossible de découper en une infinité d'étapes. On additionne un nombre fini de
durées finies, ce qui donne au total une durée finie.
Cependant la résolution mathématique démontre bien que la durée reste finie
même en acceptant un découpage en une infinité d'étapes, par le fait qu'une série
infinie de nombres strictement positifs peut converger vers un résultat fini (voir
dichotomie plus haut). Cet exercice de pensée ne réfute donc pas l'existence de
l'infiniment petit.
Toutefois un problème subsiste : comment accomplir en acte une infinité de
tâches ? Il s'agit de réaliser un infini actuel et non plus potentiel (selon la
terminologie d'Aristote, cf plus bas).
Paradoxe de la flèche
Un archer tire une flèche sur une cible. Durant un instant, la durée est trop courte
pour que la flèche ait une vitesse non nulle. Elle a donc une vitesse nulle. Donc
durant tout son trajet elle a une vitesse nulle. Conclusion : la flèche n'atteindra
jamais sa cible ! Elle ne démarrera même pas et tout mouvement est donc
impossible.
Le paradoxe soulève la question de la notion de vitesse instantanée.
Pour le calcul infinitésimal, durant un instant infiniment court, la vitesse de la flèche
tend vers une vitesse finie, non nécessairement nulle. C'est ce qu'on appelle la
vitesse instantanée. Si la flèche est à la position x (à x mètres de son point de
départ) à l'instant t (exprimé en secondes) et qu'elle parcourt la distance dx
pendant la durée dt, alors elle se trouve à la position x+dx à l'instant t+dt. Sa
vitesse moyenne sur cet intervalle est de Vm=dx/dt (distance parcourue divisée par
le temps de parcours). On fait tendre la durée dt vers zéro. Alors dx tend aussi vers
zéro, et la limite du quotient Vm=dx/dt est ce qu'on appelle une forme indéterminée
(zéro divisé par zéro). Sa limite peut être finie, et par définition c'est la vitesse
instantanée à l'instant t. On dit que la vitesse instantanée à l'instant t est le nombre
dérivé de la fonction position par rapport à la variable temps. Ainsi la vitesse
instantanée est ce qu'on appelle la dérivée de la position par rapport au temps.
Une autre interprétation consiste à se rendre compte que lorsqu'on divise l'espace,
on divise aussi proportionnellement le temps de parcours et que, finalement, la
vitesse reste inchangée.
Au-delà de sa signification mathématique, ce paradoxe renferme de profondes
interrogations physiques et métaphysiques sur la nature du mouvement.
Alors que l'analyse mathématique semblait avoir résolu ce paradoxe en introduisant
la notion de vitesse instantanée, la mécanique quantique a redonné au problème
une certaine pertinence. Tout d'abord parce qu'avec elle il n'est plus possible de
diviser à l'infini. Les grandeurs deviennent des multiples de valeurs de base
indivisibles, on dit qu'elles sont quantifiées. Et surtout en raison du principe
d'indétermination de Heisenberg suivant lequel une particule quantique n'admet
pas de position et de vitesse précises simultanément déterminées. Avant la
mesure, la particule est dans une superposition d'états, l'acte de mesure la
contraint à adopter un état précis, c'est ce qu'on appelle la réduction du paquet
d'onde.
Aristote et l'infini : infini potentiel et infini actuel
Le philosophe Aristote fait la différence entre l'infini en puissance (infini potentiel),
qui résulte d'additions et divisions successives, et l'infini en acte (infini actuel).
Cependant, s'il accepte le premier type d'infini, il rejette formellement le second. De
nombreux philosophes pensaient que l'infini actuel relevait de Dieu seul. Le
mathématicien Georg Cantor, avec la théorie des ensembles, fera un saut
conceptuel majeur en introduisant pour la première fois un véritable infini en acte
au travers d'ensembles infinis. Par exemple l'ensemble IN des entiers naturels,
celui Z des entiers relatifs, celui Q des rationnels (fractions), et celui IR des réels.
Discussion
Zénon savait bien que j'atteindrais le point B en un temps fini, qu'Achille rattraperait
la tortue, et que la flèche se déplaçait et atteindrait sa cible. D'ailleurs la tradition
veut que Diogène le cynique, pour railler sa vision du mouvement, se mit tout
simplement à marcher. Zénon aurait pu le faire lui-même, mais son objectif était
tout autre. Si l'on en croit Platon, Zénon cherchait à défendre les thèses de son
maître Parménide sur l'Un, l'unicité de l'être, et critiquer ceux qui défendent la thèse
de l'être multiple. Zénon aurait alors forcé le trait en allant jusqu'à nier la possibilité
du mouvement. On peut aussi voir la dialectique de Zénon comme une introduction
(propédeutique) à la transcendance. Elle s'est montrée particulièrement fructueuse
dans l'histoire de la pensée, en obligeant les penseurs à en rendre compte
rationnellement.
Les paradoxes de Zénon posent ainsi plusieurs questions.
Tout d'abord, ils obligent à penser un segment autrement que comme un
empilement de points car sinon comment pourrait-il avoir une longueur non nulle
alors que chaque point a une longueur nulle et qu'additionner des quantités nulles
donne une quantité nulle.
De plus, peut-on réellement parcourir ledit segment alors que pour ce faire il faut
passer par une infinité de points, donc réaliser une infinité d'étapes dont aucune ne
sera la dernière. La question est donc de réaliser en acte une infinité de tâches.
Le nombre est certes illimité mais pas infini. Une étape de plus ne rajoute qu'au
caractère fini. Aucune étape ne permet de passer du fini à l'infini. Zénon en déduit
que le mouvement est impossible.
De plus si chaque étape repose sur une infinité d'étapes, on ne pourra même pas
démarrer. Nous sommes paralysés par l'infini.
Pourtant le mouvement est possible, Zénon le sait très bien, d'où le paradoxe.
Ce n’est pas ce découpage apparemment arbitraire qui complique inutilement une
situation qui serait en elle-même très simple, c’est l’inverse. C’est lorsque nous
considérons qu’il est parfaitement naturel de se déplacer tranquillement devant soi
que nous simplifions illégitimement une situation qui en réalité est essentiellement
problématique. Nous cachons une difficulté majeure qui, 25 siècles après la
naissance de Zénon, n’est toujours pas résolue.
Non, ce n’est pas naturel de parcourir une trajectoire. Car il faut passer d’un point à
un autre et cela nécessite de passer par une infinité de points intermédiaires,
d’accomplir une infinité d’étapes, et donc en particulier d’achever bel et bien un
processus qui n’a pourtant pas de dernière étape, mais qu’on termine quand même
et même qu’on dépasse.
La tentation est grande de réfuter le découpage de Zénon en disant qu'il n'y a pas
une infinité de points et d'étapes. Ce rejet de l'infini est tout à fait naturel.
On peut par exemple tenter de s'en sortir en adoptant l'idée d'un espace discret,
c'est-à-dire composé de « cases » indivisibles. Mais alors quelle serait leur forme ?
Si elles étaient par exemple cubiques, les distances élémentaires varieraient selon
qu'on aille horizontalement, verticalement ou en diagonale. L'idée naïve d'un
espace discret ne semble donc pas fonctionner.
Zénon voulait plus précisément montrer que ceux qui défendent le mouvement et
sa divisibilité ne sont pas cohérents, puisque l'on arrive à des conséquences
absurdes. Conformément aux thèses de Parménide, il attaque la divisibilité pour
mettre en avant la continuité de l'être. Pour Zénon, le monde est un et continu. La
pluralité (ou la divisibilité) ne sont que des apparences, auxquelles on doit opposer
les rigueurs de l'intelligence.
Les interprétations sont toujours ouvertes.
Mes sources
J'ai puisé mon inspiration sur Wikipédia, ainsi que sur Youtube, où la chaîne de
vulgarisation scientifique d'E.T. d'Orion consacre trois vidéos aux paradoxes de
Zénon.
Je confesse lui avoir emprunté des passages entiers.